Déraciner les biais scientifiques pour une médecine au service des femmes
Quand la recherche oublie les femmes: un combat au cœur d’Octobre Rose.
La connaissance médicale moderne s’est construite pendant longtemps sur un modèle « masculin» considéré comme norme. Cette perspective a conduit à une sous-représentation systématique des femmes, et en particulier des femmes issues de minorités, dans la recherche biomédicale. Pour des maladies qui touchent majoritairement les femmes, comme le cancer du sein, ces lacunes ont des conséquences cliniques, sociales et éthiques concrètes: diagnostics tardifs, recommandations thérapeutiques moins adaptées, et inégalités d’accès aux innovations thérapeutiques.
En Haïti, cette problématique prend une dimension encore plus aiguë. Les femmes y portent souvent la charge sociale, économique et familiale la plus lourde, tout en ayant un accès limité aux soins de santé, à la prévention et aux services de dépistage. À Port-au-Prince comme dans le reste du pays, les infrastructures médicales demeurent fragiles, et la recherche scientifique nationale sur la santé (en particulier sur la santé des femmes) reste largement insuffisante. Peu d’études locales documentent les réalités spécifiques des Haïtiennes : leurs trajectoires de soins, leurs déterminants sociaux de santé, leurs vulnérabilités face à certaines pathologies, ou encore leurs besoins en matière de santé reproductive et mentale.
Notre travail s’inscrit dans cette volonté de combler ce vide scientifique. À travers nos activités de recherche et d’intervention à Port-au-Prince, nous cherchons à mieux comprendre les inégalités de santé entre hommes et femmes, à documenter les biais existants dans la production des savoirs médicaux, et à renforcer les capacités locales de recherche. Poser la question des biais scientifiques et de la sous-représentation des maladies des femmes, c’est aussi soulever le problème plus large de la rareté de la recherche médicale en Haïti, une lacune qui prive notre société d’une compréhension complète de ses propres réalités sanitaires et qui freine l’élaboration de politiques publiques fondées sur des données locales et fiables.
Les racines de la sous-représentation des femmes dans la recherche médicale plongent dans des décisions historiques liées à des scandales et à des peurs sociales, bien plus qu’à une simple omission scientifique. Le cas du thalidomide dans les années 1950-60 est l’un des plus marquants : ce médicament, utilisé pour calmer les nausées matinales, a causé des malformations sévères chez des milliers de nouveau-nés dont les mères l’avaient pris pendant la grossesse. De la même façon, le diéthylstilbestrol (DES), prescrit pour prévenir certaines fausses couches, s’est révélé des années plus tard avoir des effets délétères graves pour les filles exposées in utero (risque de cancers rares du vagin, etc.). Ces événements ont déclenché une réaction réglementaire forte, avec des politiques de “protection” des femmes enceintes ou potentiellement enceintes, au détriment souvent de leur propre représentation dans les études.
Dans ce contexte, dans les années 1970, plusieurs agences de santé et de réglementation, particulièrement aux États-Unis, ont mis en place des règles (voire des recommandations) pour exclure les femmes en âge de procréer des essais cliniques précoces (phase I, parfois phase II), “par mesure de précaution”. Cette exclusion ne se limitait pas toujours aux femmes enceintes: même celles utilisant une contraception, ou vivant avec des partenaires sans fertilité, pouvaient être exclues. Le but affiché était de protéger les fœtus d’un risque potentiel, mais la conséquence réelle fut une très faible collecte de données fiables sur l’efficacité, la tolérance, les effets secondaires des médicaments chez les femmes. Cela a laissé d’immenses zones d’ombre dans la manière dont les traitements doivent être adaptés selon le sexe biologique.
Outre les politiques cliniques, un biais important se trouve dans la recherche préclinique, c’est-à-dire les études sur animaux ou avec des cellules avant les essais chez l’humain. Très longtemps, les chercheurs ont préféré utiliser des animaux mâles, ou des lignées cellulaires “neutres” ou d’origine masculine, considérant à tort que le cycle hormonal chez les femelles compliquait l’analyse, introduisait une variabilité trop grande, ou poserait des coûts supplémentaires. Ce raisonnement s’est transmis et normalisé, au détriment d’une représentation équilibrée selon le sexe. Des revues systématiques récentes montrent que dans de nombreuses disciplines, la proportion des études précliniques utilisant uniquement des animaux mâles reste très élevée. Par exemple, dans la recherche sur la douleur, de 1996 à 2005, près de 79 % des études utilisaient uniquement des rongeurs mâles. Et même une décennie ou deux après, peu de progrès sont visibles en termes de prise en compte systématique du sexe dans le design expérimental ou l’analyse des résultats. De la même façon, dans une étude sur les tendinopathies, sur plus de 8 200 animaux, 71 % étaient des mâles, seulement 29 % des femelles, et encore souvent, les résultats n’étaient pas séparés selon le sexe.
Conséquences cliniques pour les femmes particulièrement dans le cancer du sein
Les biais historiques dans la recherche médicale n’ont pas seulement créé une inégalité scientifique: ils ont eu des répercussions cliniques directes sur la santé des femmes. En médecine, l’absence de données fiables se traduit toujours par une prise en charge moins précise, des traitements moins adaptés et des décisions cliniques plus incertaines.
1. Efficacité et sécurité des traitements.
Lorsque la majorité des essais cliniques sont réalisés sur des hommes, les résultats ne reflètent pas nécessairement les réalités biologiques féminines. Des différences de composition corporelle, de métabolisme hépatique, de fonction rénale ou hormonale peuvent modifier la pharmacocinétique (comment un médicament est absorbé, distribué et éliminé) et la pharmacodynamie (comment il agit sur l’organisme). Des études ont montré, par exemple, que certaines classes de médicaments (comme les psychotropes, les analgésiques ou les anticoagulants) provoquent plus d’effets secondaires ou nécessitent des ajustements de dose spécifiques chez les femmes (Zucker & Prendergast, Nature Reviews Neuroscience, 2020). Dans le domaine de l’oncologie, ces différences sont encore plus cruciales : la toxicité de la chimiothérapie, la tolérance aux thérapies ciblées et la réponse aux traitements hormonaux varient selon le sexe, mais ces disparités restent encore peu étudiées.
2. Inégalités raciales et ethniques.
Même dans les essais consacrés au cancer du sein, maladie emblématique de la santé des femmes, la diversité raciale et ethnique est loin d’être respectée. Une revue systématique publiée dans le Journal of the National Cancer Institute (2021) a révélé que moins de 10% des essais incluaient un échantillon représentatif de femmes afro-descendantes ou latino-américaines. Cette sous-représentation empêche d’identifier des variations biologiques et cliniques majeures : par exemple, la prévalence plus élevée du cancer du sein triple négatif (une forme plus agressive et moins réceptive aux traitements hormonaux) chez les femmes d’origine africaine ou caribéenne (DeSantis et al., CA: A Cancer Journal for Clinicians, 2022). En Haïti et dans la diaspora, ces lacunes se traduisent par des retards diagnostiques, des protocoles thérapeutiques importés sans adaptation locale et une mortalité disproportionnée.
3. Pauvreté des recommandations pour les femmes enceintes et allaitantes.
L’exclusion historique des femmes enceintes et allaitantes des essais cliniques crée aujourd’hui un vide critique. Faute de données spécifiques, de nombreux médicaments sont prescrits ou évités pendant la grossesse sur la base d’hypothèses, d’extrapolations ou d’études animales. Cette incertitude touche directement les femmes vivant avec des pathologies chroniques (épilepsie, cancer, hypertension, VIH, etc.) et leurs médecins, qui doivent souvent naviguer entre le risque potentiel pour le fœtus et le danger de ne pas traiter la mère. Dans le cas du cancer du sein en péripartum, cette absence de données rend le suivi particulièrement complexe, alors même que les formes diagnostiquées pendant ou juste après la grossesse sont souvent plus agressives. Comme le souligne le rapport de la U.S. Food and Drug Administration (FDA, 2019), moins de 1 % des essais thérapeutiques incluent activement des femmes enceintes, ce qui maintient une zone d’incertitude clinique et éthique préoccupante.
4. Une médecine encore aveugle à la diversité féminine.
Ces lacunes ne concernent pas seulement les chiffres : elles traduisent une vision du corps féminin longtemps perçue comme “variable”, “trop complexe” ou “à risque”, donc à exclure. Or, c’est précisément cette diversité (hormonale, biologique, culturelle, socio-économique) qui doit être intégrée dans la recherche pour que la médecine devienne réellement inclusive et efficace. Repenser la recherche clinique, c’est reconnaître que les femmes ne forment pas un sous-groupe à étudier “plus tard”, mais une moitié de l’humanité dont la santé mérite la même rigueur scientifique, la même attention et la même justice.
Au cours de la dernière décennie, des avancées notables ont été réalisées pour corriger les biais de genre dans la recherche biomédicale. En 2016, le National Institutes of Health (NIH) a franchi une étape majeure en introduisant la politique du Sex as a Biological Variable (SABV), qui exige que toute recherche financée tienne compte du sexe comme variable biologique essentielle. Cette réforme visait à garantir que les études soient conçues, analysées et rapportées de manière à révéler les différences entre femmes et hommes dans les réponses biologiques, les effets des traitements et les profils de risques (NIH, 2016).
Cette initiative a inspiré d’autres institutions internationales, dont la Commission européenne et le Canadian Institutes of Health Research, qui ont adopté des politiques similaires d’intégration du sexe et du genre dans la recherche. On observe ainsi une amélioration progressive de la participation des femmes aux essais cliniques, notamment dans certaines disciplines comme la cardiologie, la neurologie ou la pharmacologie. De plus, plusieurs grandes revues scientifiques (dont The Lancet et Nature Medicine) exigent désormais que les auteurs précisent la répartition par sexe de leurs échantillons et discutent les différences observées, un changement culturel important dans la publication scientifique.
Mais malgré ces avancées, la réalité sur le terrain demeure contrastée. Les analyses récentes montrent que la représentation des femmes dans les essais cliniques en oncologie reste insuffisante et que les données raciales et ethniques sont encore trop rarement rapportées ou analysées séparément. Par exemple, une revue publiée dans JAMA Oncology (2022) a montré que seulement 40% des essais récents mentionnaient la répartition raciale des participants, et moins de 15% incluaient des sous-analyses selon l’origine ethnique, des chiffres particulièrement préoccupants pour des cancers comme le sein ou le col de l’utérus, qui présentent pourtant des variations biologiques importantes entre populations (Loree et al., JAMA Oncol, 2022).
Enfin, au-delà de la simple présence numérique, c’est la qualité de la représentation qui pose encore problème. Trop souvent, les données collectées ne sont pas ventilées par sexe ou par groupe ethnique, ce qui empêche d’identifier les différences réelles. D’autres obstacles persistent également : une culture scientifique encore dominée par des paradigmes masculins, un manque de financement pour les recherches centrées sur la santé des femmes, et des difficultés à recruter des participantes issues de minorités ou de contextes socio-économiques défavorisés. Ces limites rappellent que, malgré les progrès, l’équité scientifique demeure un objectif en construction, et que combler ce retard reste essentiel pour une médecine plus juste, plus précise et réellement universelle.
Pourquoi cela importe pour Vizit Doktè et la population haïtienne?
En Haïti, les inégalités en santé ne sont pas seulement une question de moyens, mais aussi de connaissance. La plupart des données qui orientent les politiques et les traitements proviennent d’études menées ailleurs, souvent dans des contextes très différents du nôtre. Or, nos réalités locales façonnent profondément la santé des femmes : conditions de vie, accès limité aux soins spécialisés, retards diagnostiques, contraintes économiques et sociales, normes culturelles.
Dans le cas du cancer du sein, ces différences sont cruciales. L’âge moyen au diagnostic en Haïti est plus jeune que dans les pays du Nord, les formes cliniques souvent plus agressives, et les délais d’accès aux traitements plus longs. Pourtant, les protocoles thérapeutiques appliqués dans nos hôpitaux sont souvent calqués sur des recommandations internationales élaborées à partir de populations très différentes. En l’absence de recherches locales représentatives, le risque est réel : celui d’utiliser des schémas thérapeutiques moins efficaces, de sous-estimer certains effets indésirables ou de passer à côté de déterminants clés liés à nos conditions de vie et à notre environnement.
Pour Vizit Doktè, agir sur cette question est un acte de responsabilité collective. Promouvoir la recherche locale, c’est donner une voix aux femmes haïtiennes dans la production du savoir médical. C’est aussi renforcer la souveraineté scientifique du pays : comprendre nos réalités pour mieux y répondre. À travers nos initiatives de dépistage, de suivi clinique, de sensibilisation et de formation, nous voulons contribuer à réduire l’écart entre la science produite ailleurs et la santé vécue ici, à Port-au-Prince et dans tout le pays.
Recommandations pratiques et pistes d’action
Pour corriger ces biais et bâtir une recherche plus juste, plusieurs leviers concrets peuvent être activés :
1- Promouvoir l’inclusion et la transparence.
Exiger dans les études locales et les registres de cancer un reporting systématique du sexe, de l’âge, du statut socio-économique et de l’origine ethnique. Ces données sont indispensables pour comprendre les inégalités et adapter les soins.
2- Intégrer le principe SABV dès la conception des études.
Appliquer le cadre du Sex as a Biological Variable dans la recherche haïtienne: concevoir des analyses stratifiées par sexe, documenter les différences observées et justifier les études unisexes.
3- Renforcer le recrutement communautaire.
Collaborer avec les associations de patientes, les ONG et les leaders communautaires pour surmonter les obstacles logistiques, linguistiques et de confiance qui freinent la participation des femmes aux essais et enquêtes locales.
4- Encourager une recherche préclinique inclusive.
Promouvoir l’utilisation systématique des modèles animaux et cellulaires des deux sexes afin d’améliorer la transposabilité clinique des résultats.
5- Plaider pour des politiques publiques équitables.
Engager les financeurs, les universités et les autorités sanitaires dans des mécanismes d’incitation, de suivi et de contrôle de la diversité des cohortes de recherche.
Corriger les biais historiques de la recherche biomédicale n’est pas un simple exercice académique: c’est une question de justice et de santé publique. Les femmes haïtiennes ont droit à une médecine fondée sur des preuves qui leur ressemblent, à des traitements testés et validés dans des contextes comparables au leur, et à une recherche qui tient compte de leurs spécificités biologiques et sociales. Pour Vizit Doktè, cette démarche s’inscrit dans une vision plus large: celle d’une médecine haïtienne ancrée dans la réalité du pays, capable de produire ses propres données, ses propres analyses et, à terme, ses propres modèles de soins. Les campagnes comme Octobre Rose rappellent l’importance du dépistage et de la sensibilisation, mais elles doivent aussi être un point de départ vers un engagement plus structurel: renforcer la recherche, le financement et les pratiques cliniques locales. C’est à cette condition que nous pourrons bâtir, pas à pas, une médecine équitable, éclairée et profondément humaine — pour toutes les femmes d’Haïti.
Références
· DeSantis, C. E., Ma, J., et al. (2022). Breast Cancer Statistics, 2022. CA: A Cancer Journal for Clinicians, 72(6), 524–541.
· Food and Drug Administration (FDA). (2019). Pregnant Women: Scientific and Ethical Considerations for Inclusion in Clinical Trials. Silver Spring, MD.
· Loree, J. M., et al. (2022). Reporting of Race and Ethnicity in Oncology Clinical Trials: A Systematic Review. JAMA Oncology, 8(7), 1009–1016.
· Zucker, I., & Prendergast, B. J. (2020). Sex differences in pharmacokinetics predict adverse drug reactions in women. Nature Reviews Neuroscience, 21(7), 469–486.
· National Institutes of Health (NIH). (2016). Consideration of Sex as a Biological Variable in NIH-funded Research. Office of Research on Women’s Health, Bethesda, MD.
· Journal of the National Cancer Institute (2021). Underrepresentation of Racial and Ethnic Minorities in Breast Cancer Clinical Trials: Review and Implications.
· De la Society for Women’s Health Research, Closing the Data Gap: Women in Clinical Research, 2023.